Le Choix ? |
Le premier est un talentueux fourre-tout métaphysique dans-ta-face des frangin(e)s Wachowski, le genre de production mammouthesque qui ravit tout le monde, du fan de Bruce Lee au lecteur de Baudrillard, du Gamer au Cyberpunker. Matrix englobe dans une quête héroïque les cultures Comics et Manga, Sergio Leone et Akira, Bouddha et Christ Roi. C'est Lewis Carroll versus Philip K. Dick, le tout dans Street Fighter en Bullet-time.
Est-ce un rêve ? |
Cependant les points communs entre les deux œuvres sont nombreux, et leur finalité identique : un questionnement sur la réalité dans lequel le spectateur est in fine le sujet même du film.
Dans les chapitres qui suivent nous allons montrer les similitudes reliant deux des productions parmi les plus passionnantes de la culture cinématographique Geek. Signalons que la majorité des points abordés dévoile les intrigues complètes des deux films. Alors comme on dit chez nous : MAJOR SPOILERS AHEAD !
1. Une autre réalité
Matrix (1999, réalisé par A. & L. Wachowski) et Inception (2010, réalisé par C. Nolan) débutent tous deux directement dans une réalité alternative sans le moindre indice permettant de le déduire. La narration ne s'embarrasse pas d'explication de texte lors de l'introduction.
"There is no spoon" |
Le spectateur est volontairement laissé sans clé pour décoder ce qu'il vient de voir.
"There is no bath" |
Cette fois le spectateur n'est pas laissé à l'entrée du scénario-labyrinthe, il débute directement au cœur du dédale sans le savoir !
Pourtant les réalisateurs ont laissé des pistes qui, étudiées à posteriori, indique bien qu'on n'est pas dans le réel. Un des plans au tout début de Matrix montre l'écran d'un terminal sur lequel s'affiche des numéros. La caméra zoom puis traverse ce moniteur, indiquant une notion de passage vers un ailleurs.
Dans Inception ce sont les montres des protagonistes qui font comprendre que le temps ne s'écoule pas normalement. L'aiguille des secondes avance très lentement, indiquant que nous sommes hors du réel.
Mais la brièveté de ces indices couplée à l'analyse immédiate qu'en fait le spectateur habitué aux effets de style du cinéma américain ("Ce que je vois ne fait pas partie de la réalité des personnages"), tout cela fait qu'on n'intègre pas tout de suite que nous sommes déjà plongé au cœur du mécanisme, virtuel ou rêve.
Dans l'attente d'un coup de fil... |
On note aussi que l'usage d'un "médicament" est nécessaire pour changer d'état : les fameuses "pilules du choix" proposées par Morpheus à Néo ou les somnifères surpuissants utilisés par Cobb et ses collègues.
Mais ces instruments et ces drogues sont-ils de simples outils ou modifient-ils la perception de la réalité ? Si la réponse est oui alors tous les faits montrés par la suite sont sujets à caution.
2. Les lois
Tous les créateurs d'univers oniriques doivent impérativement édicter des règles régissant leur monde alternatif. Une logique, même approximative, doit apparaître au spectateur. En effet rien n'est plus frustrant que l'absence de conséquence car on cesse alors de croire aux enjeux. C'est pourquoi afin de créer une tension dramatique les auteurs vont fixer des limites au-delà desquelles les personnages encourent de graves conséquences dans le "vrai" monde.
La phase explicative entre le maître et l'élève montre par l'exemple ou par dialogue les conventions que le spectateur doit assimiler. Elle est placée en seconde partie pour chacun des deux films.
Ariane effectue des travaux dans Paris |
Le spectateur est alors mis en garde, et ceci est traité de la même manière dans Matrix et Inception : celui qui meurt en pensée mourra réellement car le corps ne peut vivre sans l'esprit.
La première mort de Néo |
Ainsi les machines peuvent tout recréer dans la Matrice, y compris Néo lui-même comme on l'apprend à la fin du second épisode. De même dans Inception une personne décédée continue à exister dans le rêve d'un autre (Cobb fait vivre sa femme) ou être copiée à l'identique (Eames imite Browning pour piéger Fischer).
Voila donc une singularité propre aux deux films : le réel est éphémère, l'imaginaire éternel.
Le lien avec la réalité est entretenu par un objet. Les téléphones dans Matrix sont autant de moyens de communiquer avec "l'extérieur", c'est-à-dire de garder le contact avec le concret. Chacun des rêveurs d'Inception dispose d'un Totem, un ustensile lui permettant d'être sûr qu'il ne rêve pas.
Cette attache symbolique est cruciale à la fois dans la fiction et hors de celle-ci. Elle permet de différencier deux univers qui sont a priori identiques, tellement semblables que les acteurs (les personnages du film) et les témoins (les spectateurs du film) peuvent s'y laisser prendre.
C'est d'ailleurs pour cela que Cypher fait le choix de vivre dans la Matrice car la virtualité lui est plus supportable que le réel. De même que des millions de gens tellement dépendant du système qu'ils se battront pour le protéger, dixit Morpheus.
La réalité ou la mort |
3. Les symboles
Dans les deux films la majorité des personnages ont des noms symboliques ou se rapportant à leur fonction. La fiction fait directement référence à des concepts extérieurs connus du spectateur.
Matrix est sans aucun doute le plus "chargé" sur l'emblématique.
Neo altère la Matrice |
Nous avons donc Néo le Père ("celui qui est éternel"), Morpheus le Fils ("la parole de Dieu") et Trinity l'Esprit Saint ("le souffle de Dieu qui inspire les prophètes"). Tout un programme, respecté à la lettre par les Wachowski.
Et la liste est encore longue (Switch, Cypher, Link, l'Oracle, l'Architecte, etc), sans parler des noms de lieux ou de vaisseaux. On pourra conclure par un clin d'œil à deux personnages secondaires : Choi et Dujour. Choi est le garçon qui vient chercher un disque illégal chez Néo au début du film, marchandise récupérée dans le livre "Simulacres et Simulation" de Jean Baudrillard, qui est un "vrai" philosophe dont l'essentiel du travail porte sur la disparition de la réalité ! Choi est accompagné par son amie Dujour alias la fille au Lapin Blanc tatoué. Le couple "Choix du jour" (en français dans le texte) vient littéralement poser l'alternative : soit
Néo suit le Lapin Blanc et son aventure commence, soit il reste chez lui et tout s'arrête.
L'Ombre altère les rêves |
Ariane, la jeune Architecte recrutée par Cobb, porte le nom de la fille du Roi Minos dans la mythologie Grecque, qui aida Thésée à s'échapper du labyrinthe du Minotaure. Son emploi dans le film est précisément de secourir Cobb dans le dédale de ses souvenirs obsessionnels.
Youssouf, le Chimiste fournissant les drogues nécessaires pour réaliser "l'inception", est cité dans plusieurs ouvrages religieux (Bible et Coran) comme celui qui a le don d'interpréter les rêves. Techniquement c'est exactement sa tâche puisqu'il est le premier rêveur du groupe, celui dont dépendent les autres "niveaux". Il doit veiller à survivre aux sbires protégeant Fischer en analysant leurs réactions pour tenter de leur échapper.
Cette narration extra-diégétique, c'est-à-dire qui fait appel à des éléments hors-contexte à la fiction pour s'adresser directement au spectateur, créé une complicité avec ce dernier en lui fournissant des clés pour décoder l’œuvre.
Pour mieux guider les spectateurs, les réalisateurs utilisent par ailleurs une méthode éprouvée afin de différencier leurs multiples univers : les tonalités de couleurs varient d'un monde à l'autre (le vert dans la Matrice, des nuances froides ou chaudes pour les différents niveaux de rêves dans Inception).
4. L'illusion
Le point culminant est atteint lorsque la frontière entre réalité et illusion disparaît. L'état de confusion ainsi généré met le spectateur "à la merci" des auteurs. En quelque sorte nous sommes plongés dans l'inconnu, aussi dépendants des évènements que les personnages. Cette manipulation est faite de la même manière dans Matrix et Inception, lors du dernier acte. Elle s'effectue en deux temps.
Les dormeurs du rêve |
Après être parvenu à décoder la Matrice à la fin du premier épisode, Néo voit ses pouvoirs surnaturels se manifester dans la réalité. Il n'y a pas d'explication rationnelle au fait que Néo balance des éclairs électriques sur les sentinelles ennemies lorsqu'il est dans le monde réel (chose qu'il ne fait même pas dans la Matrice). Pas plus de raison logique pour qu'un programme informatique, l'Agent Smith, s'incarne dans un être humain "réel" à la fin de l'épisode 2.
Pas d'explications ? Plutôt si, une seule : ce qu'on nous montre n'est toujours pas la réalité.
Dans Inception, lorsque Cobb se retrouve dans les limbes, un état hors-rêve et hors-réel dont on ne peut s'échapper vivant, il parvient tout de même à s'enfuir sans conséquence pour sa santé ni celle de Saito, annihilant toute tentative d'explication rationnelle.
La menace de mort qui planait depuis l'établissement des "règles du jeu" disparaît, et avec elle la distinction entre rêve et réalité.
Le spectateur est dans une impasse logique. Ce qu'on lui a jusque là présenté comme étant un univers tangible, cette représentation de la réalité qu'il a accepté, tout cela est un mensonge.
Second point crucial : la résolution du récit reste inachevée. Le spectateur a le choix d'interpréter comme il l'entend la conclusion.
Le chat noir du déja-vu |
Les Limbes |
On apprend que son Totem personnel est en vérité celui de sa femme et on se remémore certains passages censés être "réels" qui ont un curieux arrière-goût de fantasme : notamment la course-poursuite à Mombasa où la ville ressemble furieusement à un labyrinthe tel que les conçoivent les Architectes. Ou encore les dialogues avec le Professeur Miles qui pourrait bien être une "projection" de son subconscient essayant de ramener Cobb à la raison. Ou bien la "visite" d'Ariane dans les souvenirs de Cobb, où l'on aperçoit une plage très similaire à celle où attend le vieux Saïto.
Et surtout le final, à partir du moment où Cobb arrive à l'aéroport les séquences sont filmées au ralenti (altération du passage du temps, comme dans un rêve) et Cobb ne porte pas son alliance. Il serait donc dans la réalité malgré l'indication du ralenti prouvant qu'il rêve encore. Deux éléments hautement contradictoires, poussant le spectateur à s'interroger de la même manière que dans Matrix.
Cobb retrouve finalement ses enfants mais le dernier plan sur la toupie Totem tournoyante est brusquement interrompu par le mot Inception. Clin d'œil au spectateur pour lui signaler que lui aussi vient d'être victime du processus.
Le final ambigu des deux films déplace l'enjeu, puisque la quête de vérité du héros devient secondaire. Le spectateur est amené à s'interroger sur sa propre implication dans l'œuvre.
5. The Matrix Has You / Your Mind Is The Scene Of The Crime
Les accroches des deux films s'adressent directement à nous. "La Matrice vous possède", "votre esprit est la scène du crime", nous sommes non seulement impliqués au cœur de l'intrigue mais en sommes la cible.
Le secret de Fischer |
"Une idée est la chose la plus persistante chez l'être humain" lance Cobb, avant d'expliquer le concept de l'Inception.
Matière à de nombreux débats et interprétations, ces messages résonnent clairement dans l'époque actuelle où la dématérialisation est partout. Chaque spectateur y trouve un écho, sauf l'inévitable schtroumpf grognon auteuriste que tout débecte à part le plan fixe d'une chaise vide.
On peut apprécier les deux films dans leur forme la plus basique : deux Blockbusters Américains éblouissants de virtuosité technique. Matrix est un affrontement classique entre Bien et Mal, ponctué de scènes de combats magnifiquement chorégraphiées. Inception est un divertissement à la James Bond, une course-poursuite quasiment ininterrompue à travers des décors majestueux.
Un deuxième niveau d'analyse montre que ces films disposent d'un scénario largement plus élaboré que la majorité des concurrents.
Les réalités |
Dans Inception c'est la notion d'implanter une idée dans l'esprit qui fait œuvre de message subversif. On peut pousser un homme à agir contre son intérêt par la simple volonté de persuasion, en matraquant une idéologie. C'est ce que Cobb et ses acolytes font subir à leur victime Fischer en implantant l'idée que son père décédé voulait qu'il démantèle son empire industriel. Une manière pour l'auteur de remettre en question nos traditions, nos croyances, nos idéaux, en nous poussant à chercher leurs origines.
Le stade final de compréhension, ce que nous avons voulu démontrer dans ses lignes, invite le spectateur dans le spectacle. Il en devient le sujet principal et participe activement à son interprétation.
Matrix et Inception ne représentent à aucun moment la "réalité". Cette notion s'échappe sans cesse, reste hors-champ, dans les deux films. C'est donc que la volonté des auteurs est ailleurs.
Et tandis que sous la forme de deux productions à gros budgets mêlant adroitement action et effets spéciaux spectaculaires Matrix et Inception grimpent au sommet du Box-office mondial, le fond du propos est tout autre : mettre en scène la fiction du réel.
Par Tonio Lagoule (V8.3)
Références et inspiration :
Article fabuleux, vraiment. Ces deux films sont clairement dans mon top 5 et je sais pourquoi.
RépondreSupprimerPour moi Matrix marquait, de par son époque, son année de sortie (1999) à la foi la fin d'une aire et le début d'une nouvelle, amenant avec elles certaines réflexions existentielles (le monde fictif prenant le pas sur le réel et les hommes devenant de plus en plus dépendant des machines)
Inception est un film extrêmement bien ficelé qui nous "ballade" bien comme il faut (comme je l'aime)là où il veut. Je l'ai trouvé extrêmement touchant par l'histoire du personnage de Cobb dont on partage les angoisses et les doutes. Pour moi l'un des (seuls) meilleurs films des années 2000, incontestablement !
Dans la même trame on pourrait étudier d'autres films et histoires traitant du parallèle rêve/réalité. Ces exemples vous surprendront peut-être.
Je pense au film Donnie Darko, qui lui aussi reste assez flou au final sur la frontière du rêve et de la réalité. Il traite aussi du voyage spatio temporel. Ce film n'a certes pas l'ambition d'un Inception ou d'un Matrix , mais il est tout de même unique en son genre.I
Il y a eu ensuite aussi récemment le film "Sucker Punch" qui lui aussi traite du parallèle réel/rêve et de la volonté de l'esprit de se construire une "autre réalité. Ce film a trop été considéré (adoré ou critiqué) sur son aspect "extérieur" uniquement : film d'action tape à l’œil, fourre tout et clichés adressés seulement aux geeks fans de jeux vidéos. Pourtant le sujet et le thème du films sont bien plus graves qu'il n'y parait et cette histoire mériterait je trouve une plus grande attention. En réalité l'histoire est en partie inspirée de faits réels : des expériences sur l'esprit humain et sa capacité à être formaté ou au contraire à se renfermer sur lui même pour se créer une "réalité plus acceptable", réalisée dans la période d'après guerre sur des sujets ayant subi un traumatisme grave donc considérés comme "plus malléables". Ces expériences n'ont rien de joyeux ou féeriques hélas et consistaient, entre autre, en des lobotomies. Tout ça n'a pas l'air très attrayant mais il y a une morale intéressante à l'histoire, laissant comprendre que l'esprit humain n'est pas si facilement perçable et "commandable" et qu'il trouve toujours moyen de se réfugier dans "un monde meilleur". Des vidéos Youtube traitent admirablement de ces suppositions (chercher : "sucker punch a full explanation" et "You Don't Understand SUCKER PUNCH")
RépondreSupprimerDans la même lignée que Matrix mais très peu connu il y a le livre de Kōji Suzuki intitulé "la boucle". Suite du roman "Ring" (adapté au cinéma par les japonais puis les américains), cette histoire vient tout chambouler : l'auteur nous y dévoile une sorte de programme informatique (matrice?) où aurait jahi le "virus" ring, montrant que tout l'univers montré dans l'histoire de Ring n'est en fait que partie d'une réalité virtuelle programmée. Bien sûr en vous révélant tout ça je vous spoile l'histoire mais c'est uniquement pour vous donner envie/raison de s'y intéresser..
Enfin une histoire plus "fantastique" mais qui me tient à cœur : celle de "Die unendliche Geschichte " ou l'histoire sans fin. Inutile de dire qu'elle n'a pas grand chose à voir avec l'adaptation cinéma qui en a été faite dans les années 80 puisque cette dernière ne traite qu'un tiers environ du livre en éludant pour moi la partie la plus essentielle : celle où Bastian rentre littéralement DANS l'histoire et s'y construit une vie meilleure, oubliant peu à peu (et à chaque vœux) le monde "réel". Même si on est pas au niveau d'un Inception ou d'un Matrix encore une fois, la frontière entre réel et imaginaire s'estompe à plusieurs reprises et nous fait nous questionner au passage sur la capacité même d'imagination. En clair c'est bien plus qu'un livre pour gamin. Je vous recommande vivement ce compte à la fois féerique et dérangeant (dans le bon sens du terme !)
Voilà, je m'excuse d'avoir écrit autant mais votre article m'a beaucoup plut et inspiré ! En espérant que je vous aurais peut-être fait découvrir à mon tour quelques œuvres que vous ne connaissiez pas encore.
Merci pour toutes ces pistes de réflexion.
RépondreSupprimerJ'avoue être passé au dessus de "Sucker Punch", dont le style vraiment too much m'a sorti complètement de l'histoire.
Par contre "Donnie Darko" fait partie des films que je revoie avec plaisir. Un film unique, comme vous dites, et difficile a appréhender même après plusieurs visionnage. Il existe toute une théorie concernant son concept de "voyage temporel", avec des tentatives d'explications pour essayer de rationaliser le scénario. Je pense pour ma part qu'il faut plus le voir comme la quête initiatique d'un ado mal dans sa peau qui "tord" la réalité pour qu'elle soit conforme à son idéal.